Pureté, autarcie, tyrannie, homogénéité et autres considérations…

Jake Williams en train de lire dans la forêt

« L’homme de bien est dans la société, il n’y a que le méchant qui soit seul. » Le débat remonte à la nuit de l’humanité : est-ce l’homme (entendez : l’individu) qui fait la société (étendez : qui doit la faire) ou la société qui fait l’homme ? C’est dans ces termes absolument manichéens que Diderot le trancha, pour sa part, par une charge à peine déguisée contre Rousseau, en 1757. Dans un énième reportage consacré à la tragédie des Syriens réfugiés dans des camps surpeuplés, à la frontière turque, diffusé l’autre jour, l’un des enfants qui y bivouaquent contre leur gré entre les tentes s’essayait, sans le savoir, à le reformuler comme suit, visant Assad quant à lui, à l’occasion d’une heure de cours improvisée : « les tyrans sont ceux qui pensent n’avoir besoin de personne »…

Je n’ai pas envie de prendre ici la défense de Rousseau : ma connaissance livresque de son œuvre est pour ce faire incomplète. Des bribes que j’en ai lues et de la controverse qui l’opposa aux encyclopédistes, je retiens une chose : j’ai avec lui des points d’accord et des points de désaccord, dont j’ai la faiblesse de penser qu’ils apparaissent avec suffisamment d’emphase dans les autres articles que j’ai écrits sur ce blog. Mon but, dans celui-ci, se limite à démontrer que la pureté peut se manifester de bien des manières, que l’autarcie ne saurait être dans l’absolu synonyme de tyrannie et, partant, que tant l’énoncé initial du paragraphe précédent que le précepte inculqué à l’enfant syrien, qui le conclut, sont puérilement absurdes. Subsidiairement, je m’emploierai en quelques lignes et quelques exemples à trouver un terme plus adéquat pour ce qui constitue, selon moi, le principal péril social contemporain.

Jake Williams est un citoyen britannique d’un certain âge qui nous a récemment fait l’honneur, dans le cadre de la sortie du film qui lui a été consacré, de prendre part à un court échange consécutif à la projection de celui-ci, au cinéma Nova, à Bruxelles. Plusieurs mois par an, Jake s’isole dans une cabane au fin fond de la forêt, et retourne à l’état de nature que Rousseau avait vanté en son temps, et que tant de chantres du progrès technique honnissent. Jake précise qu’il a essayé de convaincre plusieurs amis de partager cette expérience, mais que tous ont décliné sa proposition. Dans le film, minimaliste, on le voit, hirsute et bourru mais serein, tel un amant de Lady Chatterley sans maîtresse, satisfaire à ses besoins fondamentaux : manger, prendre une douche, dormir, etc. On le voit aussi faire appel à son imagination pour construire une barque de fortune par laquelle il se laisse porter sur un petit étang, situé non loin de la forêt où il a élu domicile, ou encore martyriser les branches d’un arbre sur lequel il a installé une hutte semblable à celle du Tom Sawyer de Mark Twain. Ce « recours aux forêts » semble s’être avéré salutaire pour lui. Lors du débat, Jake a révélé une personnalité fragile, affable et profondément humaine : il répondait à toutes les questions sur un ton monocorde d’où était absente toute passion, a fortiori destructrice, comme la télé consensualiste nous a appris à les aimer.

Jake est-il pur ? Tout aussi fourre-tout que peuvent l’être par exemple le populisme ou la drogue, le concept de pureté me pose un sérieux problème, en particulier en raison de la connotation nationale-socialiste qui y est, depuis la deuxième guerre mondiale, associée à tort ou à raison. Commençons par une autre question : Jake est-il un tyran (un « méchant », pour reprendre le mot de Diderot) ? Je répondrai, par blog interposé, au professeur de substitution du gosse syrien cité plus haut que la définition de cette notion qu’il lui a apprise est pour le moins sommaire. Est tyran celui qui cherche à imposer aux autres sa volonté. Si la volonté d’un homme est divergente du chorus ambiant et qu’il s’estime tenu, pour atteindre son équilibre individuel, de s’éloigner de ce chorus, cela ne fait pas de lui une personne peu recommandable. Bien au contraire : c’est la frustration qui pourrait résulter de son obligation à y demeurer en toutes circonstances intégré qui pourrait susciter en lui un mécontentement tel qu’il en ferait pâtir tout son entourage.

C’est le recul que Jake s’autorise qui est refusé à l’homme contemporain dans l’Occident dit civilisé, le recul par rapport à la norme, la vitesse, le changement, la futilité, l’évanescence, la confusion du temps. D’ailleurs, l’intéressé lui-même ne conteste pas le fait qu’il a besoin des autres hommes (et femmes) : le temps qu’il ne passe pas dans la forêt, il le passe en leur compagnie. La logique spartiate à laquelle il se soumet de bon gré n’a pas, pour lui, vocation à s’étendre à la société tout entière : point de tyrannie dans cette solitude !

Selon moi, c’est précisément par cette impossibilité de prendre du recul, qui résulte de la prétendue nécessité d’assumer un rôle à chaque instant – bref de ne pouvoir à aucun moment être (se penser) soi-même – que l’être humain se voit contester son humanité et que l’Humanité entière est menacée, car à force de se laisser porter par les pales du moulin sans jamais se demander pourquoi, ni s’interroger sur le mécanisme qui les opère et la logique qui y préside, l’on concourt certes, le temps que cela dure, à une fragile entente sociale (qui n’a rien d’un contrat), mais par le caractère argileux de la posture, l’effigie univoque qu’elle façonne, l’inhibition de la pensée (donc de la contestation) qui en émane et le mimétisme qui en est la résultante, ce compromis tacite, qui a toutes les allures de la soumission, est susceptible à tout moment soit de basculer par un soudain bouleversement, soit – plus probablement – de se fondre lentement mais sûrement en une normativité de plus en plus proche du totalitarisme.

logo du parti travailliste (socialiste) néerlandais

La solitude peut, si elle est un choix, être révélatrice d’une certaine pureté. Mais lorsqu’elle est le fait d’un individu, quelle est la portée de cette dernière ? Et se présente-t-elle de la même manière d’un individu à l’autre : Kubrick le reclus était-il pur ? La pureté peut être individuelle et collective, mais pour avoir un écho, elle doit être l’attribut d’une collectivité quelconque. Elle présente alors un aspect linéaire, homogène, quasi incontestable. L’homogénéité, elle, ne concerne que le niveau supra-individuel. Dès lors, c’est bel et bien elle qui est en cause.  L’homogénéité ne tolère ni le dissentiment, ni la différence; elle suppose l’absence de choix, qui trouve à s’illustrer, par exemple, dans ce fist rosacé que la coalition gouvernementale néerlandaise, pionnière parmi les pionnières, pourchassée par le spectre d’une extrême-droite dont elle se fait, par là même, le substitut, cherche à introduire sans ménagement dans les cavités intimes des étrangers en situation irrégulière aux Pays-Bas, pour lesquels, en dépit du veto catégorique opposé à son projet, ce samedi, par la totalité du congrès du parti travailliste (socialiste), le délit (virtuel) d’être illégal serait désormais inscrit dans la loi. Coupables et délinquants, les étrangers illégaux, alégaux, à châtier, non pour ce qu’ils font, encore moins pour un éventuel préjudice à autrui que causeraient leurs actes, mais parce qu’ils sont (là) !

Par un discours qui en appelait au respect des engagements pris et à la collégialité, la coqueluche néo-socialiste des médias qui a négocié l’accord gouvernemental (1) a balayé d’un revers de main le vote ultra-majoritaire du congrès de son parti, faisant plus de cas de la parole donnée (où ?) à son partenaire gouvernemental que des réquisitoires humanistes tenus en prélude au congrès par un militant-réfugié (d’origine iranienne) et un ex-élu (de confession juive) notamment ! Il devait, ce néo-socialiste-là, que les caméras ont tenu longtemps dans leur viseur lorsque se chantait l’Internationale, se sentir bien seul hier soir, au moins aussi seul que les illégaux demain, face aux caprices des employeurs illégaux, saisonniers ou non, des négriers du logement insalubre, illégal, des mafias de la prostitution (infantile) illégale, ou de n’importe quel Alexander DeLarge qui les trouverait sous les ponts, si cette jurisprudence funeste d’inspiration tyrannique venait à être votée.

Rousseau, dont les Pays-Bas n’ont certes jamais été férus, n’a-t-il pas écrit qu’il importait « que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre […] » (2) ? Son propos avait trait à la richesse en général, mais il pourrait être étendu à des législations qui mettent, par leur caractère inique, certains individus fragilisés à la merci d’autres, en l’occurrence investis du sésame de l’identité nationale. Les premiers pourraient, comme le sous-entendait l’enfant syrien déjà cité, avoir besoin des seconds, mais, succombant à l’ascendant de ceux-ci, y perdre leur personnalité humaine. Il doit être satisfait aux besoins, mais les besoins ne sauraient vassaliser l’individu : accepter le fait que l’on a besoin des autres n’implique aucunement que l’on se soumette à eux. C’est l’humanité elle-même qui justifie, en civilisation, que les besoins fondamentaux de chacun soient satisfaits de manière inconditionnelle. Et c’est une fois ceux-ci satisfaits qu’il peut être donné libre cours aux affinités électives…

« Habeo ergo sum; non habeo ergo non sum » est devenu le credo de l’homogénéité réactionnaire, que d’aucuns, parmi les disciples du darwinisme social, présentent comme naturel. L’homogénéité est totale dès lors qu’elle implique l’entité (nationale ou supranationale) dans sa totalité. Telle est la pureté délétère. Or, la quadrature du cercle est atteinte lorsque le monopole conjoint de fait de la critique et de la contradiction de cette totalité homogène ou en voie d’homogénéisation revient à des groupes eux-mêmes plus ou moins homogènes (communautés religieuses, culturelles, linguistiques, ou nationales), et qu’au sein de ces groupes la voix individuelle dissonante est souvent reléguée à la marginalité. L’homogénéité d’une substructure sociale ferait ainsi office d’antithèse de l’homogénéité totale.

Peut-être me rétorquerez-vous que c’est précisément ainsi que se sont constituées les nations, et plus largement tout mouvement qui visait l’émancipation pour sa communauté. A cette remarque, je formulerais alors trois objections. Primo, si ce qui sous-tend fondamentalement une homogénéité et l’autre est identique (par exemple la défiance de plusieurs Etats européens prospères vis-à-vis de l’Europe au motif de la concurrence et l’inscription en lettres d’or du principe de concurrence dans la constitution européenne), la tension entre ces homogénéités est en réalité superficielle, puisque toutes deux visent les mêmes objectifs (droitiers) et qu’aucune ne remet en question le credo. Par conséquent, l’homogénéité principielle totale n’est pas menacée. Secundo, plusieurs expériences sociales ont démontré, principalement dans la première partie du siècle dernier, que l’émancipation d’un groupe réfractaire n’induisait pas forcément l’homogénéité de ce groupe, que la discordance individuelle pouvait se concilier au progrès social, voire en être un moteur, et que resituer le débat sur le terrain de la dispute interindividuelle de la démocratie directe avait certes des conséquences pour ce que l’on appelle communément les corps sociaux intermédiaires, mais que c’est aussi l’idée si peu discutée aujourd’hui de la représentation politique, qui semble un fait acquis et figé en sa version actuelle, qui en vacillait sur ses bases, sans pour autant céder de quelque manière que ce soit à la tentation mussolinienne, brandie comme un épouvantail, de nos jours, par quelques chiens de garde aux associations d’idées discutables. La dispute interindividuelle (qui n’est pas la discordance d’un individu) n’est-elle pas, en effet, la véritable antithèse de l’homogénéité (son ennemie, même) ? Tertio, dans tous les mouvements d’émancipation, des intellectuels publics, des penseurs brillants, ont tenu par le passé une place prépondérante. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux se terrent dans leur bunker universitaire, y effectuant des recherches dont eux seuls liront les conclusions, alors que, dans une société réellement démocratique, la place indiquée des intellectuels est au milieu de l’agora. Lorsque l’un ou l’autre sort de son enceinte fortifiée pour prendre part à quelque rare débat public / médiatique digne d’intérêt, son propos est écourté, caricaturé, homogénéisé, et aucun échange véritable n’est possible. Se pose donc ici la question de la place accordée à la pensée originale mise en partage, et de son influence possible à l’ère des médias du divertissement de masse.

La pensée originale, la dispute, sont au centre d’un individualisme nouveau, véritable, à opposer à l’individualisme frelaté de la consommation des mêmes catégories de produits, qui conduit à l’identification de l’individu à ces derniers, donc à son anéantissement. Cet individualisme nouveau, c’est l’individualisme de la pensée, la pensée libérée de tout moule, mais consciente du réel et non épidermique.

J’ai un ami qui est devenu misanthrope. Certains lui ont reproché d’être pur, alors que, contrairement à eux, il est un bâtard culturel aux attaches linguistiques multiples. Certains lui ont reproché d’être pur, alors qu’ils se complaisent dans un carcan bourgeois qu’ils veulent exclusif. Certains lui ont reproché d’être pur, qui ont contrecarré la moindre de ses initiatives en matière de lutte contre les inégalités sociales. Certains lui ont reproché d’être pur, ceux-là même qui, par ailleurs, le regardaient du coin de l’œil et lui répondaient, dans une société réactionnaire, par des éléments de langage, parce qu’il affichait fièrement, face à l’alcool, sa préférence argumentée pour l’herbe. Il en a entendu certains rejeter en bloc le rap, d’autres la musique électronique, d’autres encore la musique classique. En ce qui le concerne, il ne rejette rien a priori, en bloc, aucun genre, aucun style, aucune personnalité : c’est une éponge sélective face à des voix de leurs maîtres. Et des voix, il en a entendues s’élever, celles de féministes lorsque l’on critiquait une femme pour des positions étrangères au genre, celles d’homosexuels outragés lorsqu’un seul des leurs accusait sans fondement un quidam d’être homophobe. Il a assisté par écran interposé à des crucifixions virtuelles orchestrées par des chrétiens contre un metteur en scène de théâtre ! Pris des coups pour sa franchise face à des colporteurs de préjugés sectaires des plus frivoles. Lorsqu’il était à terre, il a vu les autres détourner le regard ou s’enfuir précipitamment. Il a enduré des humiliations parmi les plus perfides  de la part de parvenus bourgeois ou de fils et filles à papa parce qu’il est qui il est, c’est-à-dire pas comme eux. Certains lui reprochent aujourd’hui – il les entend de loin – d’être célinien, de s’être réfugié dans l’autarcie tant cela l’a dégoûté. Mais il se porte bien, merci pour lui ! Il n’a aucune revanche à prendre – la vengeance, c’est pour les frustrés, les minables, les narcissiques, m’a-t-il assuré –,  aucun mode de vie à imposer à d’autres, aucun format auquel les soumettre ! Dans ces conditions, mieux ne vaut-il pas l’autarcie joyeuse que l’homogénéité du médiocre ?

Pour échapper à cette dernière, il est nécessaire que le compromis social soit dérogatoire, vital d’empêcher que la personnalité humaine y soit soumise dans son intégralité et que tous les hommes (toutes les femmes) se le voient imposer. C’est pourquoi des Jake Williams, des Big Lebowskis, des Dudes, des Barons (3), ont eux aussi leur utilité sociale. C’est en quoi l’individu est aussi primordial que la société (lui) est indispensable. C’est en quoi la diversité individuelle sert la cohérence évolutive de l’ensemble. C’est par quoi la hiérarchie, le patriarcat, la tyrannie, seront abolis. A vous qui avez démantelé l’ordre ancien au nom du désir, vous qui détricotez inlassablement aujourd’hui la Providence d’hier, rendez donc désirable votre brinquebalante architecture nouvelle avant de tirer votre révérence. L’engagement social, ça se mérite désormais, cependant que s’effrite votre légitimité !

Jake Williams goes rafting.

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(1)    Lire : https://yannickbaele.wordpress.com/2012/09/13/elections-legislatives-aux-pays-bas-le-vainqueur-numerique-est-le-perdant-politique/

(2)    J.-J. Rousseau, Du contrat social, Marc-Michel Rey (éd.), 1762, p. 112

(3)    Nabil Ben Yadir, Les Barons (film), 2009

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N.B. : cet article a été rédigé dans la nuit du dimanche 28 au lundi 29 avril 2013.

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