« Au nom de la vertu dans l’Etat, […] jusqu’où [est-on allé] ? […] Bien sûr, il y avait la vertu romaine – la virtus – ; elle était une composante essentielle de la République, mais vous savez comme moi […] que la démocratie s’est trouvée fortifiée et raffermie lorsqu’elle ne s’est plus posée la question de la vertu, mais bien celle du respect du droit, de la procédure, et qu’elle a sorti cette dimension de son fonctionnement. »
Edouard Philippe, 24 juillet 2018, Assemblée nationale de France (questions au gouvernement)
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« [Ceci] est pour moi une bien désolante affirmation, et j’y suis complètement opposé. [Voici] pourquoi : la vertu en politique n’est pas une morale, mais un principe commun d’action à l’Etat, à la loi et à la citoyenneté. La vertu désigne ce qui est bon pour tous, l’intérêt général, qui est toujours distinct de l’addition des intérêts particuliers. Nos sociétés sont devenues plus démocratiques quand elles ont fait de la vertu le but des lois et des règles. Sans la loi, la vertu est impuissante ; elle n’est qu’un mot. Sans la vertu, la loi est l’imposition forcée des intérêts des uns contre ceux des autres. »
Jean-Luc Mélenchon, 31 juillet 2018, Assemblée nationale de France (justification du dépôt d’une motion de censure à l’encontre du gouvernement)
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Les notions de vice et de vertu recouvrent, tant sur les plans conceptuel et philosophique que religieux et historique, de si vastes étendues qu’il est, pour qui se veut plus ou moins didactique, nécessaire d’en circonscrire l’appréhension. Je les avais là, s’agissant de conventions morales sociétales s’appliquant à l’intimité des individus, à mi-chemin entre loi et habitus bourgeois, évoquées brièvement de manière indirecte, en appelant à leur redéfinition selon des critères relevant de la liberté individuelle et du consensus interpersonnel, et distinguant par prémisse les actes posés à titre individuel de ceux qui le sont au nom d’autrui. Il s’agira plutôt ici, bien que dans cette thématique individuel et politique s’interpénètrent, d’examiner directement, mais non moins succinctement, quelques objections que peut susciter l’usage desdites notions par les détenteurs de l’autorité politique dite représentative.
« […] [P]ersonne n’est valeureux dans la guerre
s’il ne supporte pas de voir le sang du carnage
et ne se tient ferme, tendant son bras pour tuer au plus près.
Voilà ce qu’est la valeur (ἀρετή), voilà le prix d’excellence chez les mortels,
ce qu’il y a de plus beau à gagner pour un homme jeune.
C’est là un bien précieux, commun à la cité et au peuple tout entier
qu’un homme campé sur ses jambes, qui se tient aux premiers rangs,
obstinément, en oubliant totalement la fuite honteuse,
offrant sa vie et le courage de son cœur,
qui conforte par ses paroles le voisin auprès duquel il se tient. […]
Allons ! Que tout homme s’efforce en son cœur
d’atteindre cette valeur suprême au lieu de refuser le combat »
A l’ ἀρετή (arété) hellène – c’est-à-dire au mérite, à la valeur et à la vaillance, à l’excellence –, la virtus romaine doit énormément, à tel point que souvent les deux mots se traduisent indifféremment en français par ‘vertu’. Dans l’Antiquité grecque, l’éducateur et poète élégiaque Tyrtée (VIIe siècle négatif), spartiate de naissance ou d’adoption et auteur des lignes qui précèdent, semble avoir été le premier à faire du mérite non plus uniquement une qualité morale qui conditionne l’élévation personnelle, mais une espèce d’impératif catégorique qui s’appliquait à tous ès qualité de contribution au bien commun. Tous est bien sûr à considérer ici sous l’angle exclusivement masculin. Et, quand bien même l’ἀρετή reflétait chez la plupart des philosophes grecs antiques, fût-ce selon des interprétations et des modalités diverses, une forme de sagesse, et la vertu par ailleurs se pare dans notre lexique de féminité, la virtus elle-même, comme l’atteste ses trois premières lettres, s’appuyait elle aussi, indubitablement, sur la masculinité… sur la virilité.
Que nous apprennent ces vers de Tyrtée ? Que la vertu, en tant qu’elle était pour la première fois constitutive du bien commun, s’assimilait à une exaltation de la guerre. A cela, une citation de De Gaulle a fait lointain écho : « les armes ont cette vertu d’ennoblir jusqu’aux moins purs », ce par quoi il entendait que l’engagement sur le champ de bataille, fruit d’une abnégation et d’un sacrifice de soi souvent considérés comme des marques de vertu, représentait la vertu elle-même. Certes, une guerre n’est pas l’autre, et il est peut-être, au nom du courage et de la justice, deux des quatre vertus cardinales identifiées par Aristote, des guerres qu’il est nécessaire de mener; la vertu devient alors nécessité. Mais où est la vertu dans celles qui se mènent au mépris de la sagesse et de la tempérance, les deux autres valeurs aristotéliciennes cardinales ? En tout état de cause, l’histoire l’atteste, la vertu en tant que vectrice du bien commun peut donc être autre chose que la paix à tout prix…
« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible. Elle est donc une émanation de la vertu. Elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe général de la démocratie, appliqué aux plus pressants besoins de la patrie. »
Robespierre, 17 pluviôse an II
De même que l’échec retentissant du communisme soviétique est supposé effacer, par homonymie déplacée, des expérimentations réjouissantes telles que la révolution sociale espagnole de 1936, la simple évocation de la Terreur comme bras armé de la vertu durant la révolution française est censée disqualifier irrémédiablement la seconde nommée. Pourtant, à lire attentivement cette citation de Robespierre, on se rend compte qu’à ses yeux, non seulement la vertu était première, mais il pouvait y avoir vertu sans terreur. En outre, même si c’est la première qui a enfanté la seconde, celle-ci ne pouvait raisonnablement, selon lui, s’exercer qu’à condition que celle-là vienne tempérer son ardeur : élément constitutif d’une dyade, la vertu robespierriste était donc à la fois condition sine qua non et principe modificateur. Et elle n’avait à l’être qu’en période révolutionnaire. Or, la terreur en tant qu’outil révolutionnaire n’est pas l’issue fatale de toute révolution : 1936 en témoigne.
“It’s my experience that folks who have no vices have generally very few virtues.”
Cette citation, attribuée à Lincoln mais qu’il n’aurait fait que répéter, pourrait, si c’est de l’apparence qu’il est question (”folks who appear to have no vices”), renvoyer au Tartuffe de Molière. Le parangon de Vertu est-il à l’image du flatteur : vit-il au détriment de celui qui l’écoute ? S’applique-t-il les préceptes auxquels il enjoint aux autres de se soumettre ? En Saoudie aujourd’hui comme en URSS naguère, la vertu affichée n’est bien souvent que vitrine. Et ce genre de vitrine-là aussi est supposée veiller au bien commun. On constate d’ailleurs qu’actuellement, aux Etats-Unis, les conséquences d’une vitrine qui vole en éclats sous les incessants coups de boutoir du vice triomphant se réclamant contre toute évidence de la vertu sont incommensurables : la vitrine n’était rien de plus, sauf peut-être un rempart figuré contre le chaos à travers la possibilité d’une vertu conjoncturelle.
« Tourmentez-vous pour rétablir la vertu chez un peuple qui l’a perdue, vous n’y réussirez pas. Il y a un principe de destruction en tout. »
Chateaubriand, Pensées, réflexions et maximes (1848)
On peut à juste titre considérer, en effet, que les politiques menées par la présidence Trump ne sont que l’exacerbation de tendances lourdes et de partis pris souverains depuis longtemps à l’œuvre dans la politique états-unienne. On peut même soutenir, fanfaronnades et grand-guignol de circonstance mis à part, que l’intéressé (au sens premier) ne fait que dire tout haut ce qui, jusqu’alors, dans les cénacles washingtoniens, se disait d’ordinaire tout bas par ceux-là même qui à présent feignent de s’en offusquer.
« L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. »
La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales
Une rupture n’en a pas moins été consacrée par ce style disruptif, qui se traduit à la fois par la tonitruante promulgation de la loi du plus fort, jusqu’au sein même du pays, et par l’abrogation officielle de toute accountability des détenteurs de pouvoir en vertu du droit et des procédures, qui lui est conséquente. L’une y est en vigueur depuis belle lurette, l’autre était un leurre tenace, mais, si hypocrite que ce fût, nier qu’elle l’était et préserver le leurre en projetant l’hologramme d’une vertu fantasmée permettait aux citoyens de faire leur cet hologramme afin d’obtenir d’un pouvoir hypocrite et désireux de le rester des concessions ponctuelles. Et ce n’est pas miser sur la maturité et l’action collective de citoyens supposés en proie à des croyances infantiles que d’éteindre soudain la lumière.
“[Every individual], [b]y pursuing his own interest […] frequently promotes that of the society more effectually than when he really intends to promote it.”
Adam Smith, The Wealth of Nations, Book IV, Chapter II, paragraph IX
Certes, il y a en occident deux conceptions majeures du bien commun : celle qui postule qu’il se construit strictement sur base d‘intérêts individuels qui s’additionnent, dont la satisfaction égoïste assumée était pour une libertarienne farouche comme Ayn Rand une vertu en soi, et celle qui pose qu’il transcende nécessairement ces intérêts. La juste mesure, premier critère de la vertu selon nombre de philosophes antiques, se situe sans doute à équidistance, tant il est malaisé d’imaginer, d’une part, comment des ressources communes comme l’eau et l’air pourraient n’être régulées que selon la première de ces prétentions, et d’autre part, comment l’individu pourrait trouver à s’épanouir s’il est à tout moment cornaqué par la seconde…
« Virtus est medium vitiorum utrinque reductum »
Horace
Machiavel a brillamment analysé les symptômes et les conséquences du déclin des institutions, dans lequel la corruption jouait un rôle majeur. Si la vertu est l’antithèse de cette dernière, de même que l’expression d’un impératif catégorique kantien selon lequel la loi s’applique uniformément, sans distinction de titre ou de fonction, n’est-elle pas salutaire lorsque, dans des régimes réputés démocratiques, les détenteurs de pouvoir s’écartent manifestement du droit et de la procédure, tout en sabotant leur bon exercice ? Si droit et procédure sont, à l’exclusion d’une vertu sommairement associée aux extrêmes, les deux seuls piliers d’une démocratie effective, qu’advient-il nécessairement de celle-ci lorsque leur exercice, confié à des institutions corrompues, est contrecarré ? Dans pareil cadre, en effet, la vertu est principe bien plus que morale, car c’est précisément au nom du droit et de la procédure, bafouées en l’occurrence, qu’elle se manifeste. Pourrait-on encore parler de vertu si, sous l’effet de clameurs démagogiques, ce sain rappel au fondement des institutions se muait en tribunal populaire ?
« L’idée des droits n’est autre chose que l’idée de la vertu introduite dans le monde politique. »
Tocqueville, De la démocratie en Amérique
La vertu bien comprise, toutefois, n’agit pas qu’en aval : comment nier que, même si y est parfois, souvent sciemment, tantôt implicitement, tantôt par omission, aménagée, en particulier dans les régimes dits démocratiques, la possibilité du vice, l’objectif essentiel de la confection des lois est de rendre possible la coexistence des citoyens sur un mode vertueux, c’est-à-dire d’œuvrer au bien commun ? Et comment réfuter, par conséquent, que ladite vertu en est ou devrait en être l’inspiration principale ?
Néanmoins, dans un système structuré sous tous rapports par la quête de profit, c’est-à-dire par l’intérêt personnel, rappeler ces évidences ne revient pas plus à affirmer que la seule existence d’une loi peut être garante de vertu (au sens marxiste) qu’à prétendre que toutes les lois s’inspirent de cette vertu, en particulier ces jours-ci. Pareillement, l’imposition forcée au grand nombre d’intérêts particuliers peut tout autant se réaliser contre la vertu qu’en son nom : il suffit, dans ce dernier cas, d’un pouvoir hypercentralisé qui les présente comme le bien commun. Dans les deux cas de figure se pose la question de (la vertu de) la rébellion contre la loi, que soulève l’article 35 de la Constitution de 1793.
A la vertu et au vice correspondent bien sûr le bien et le mal. Encore faut-il en définir la teneur, car cette vertu ne requiert pas de nous une quelconque imagerie religieuse pour que nous en comprenions la pertinence. Le mal, dans le contexte qui est le nôtre, c’est avant tout une inégalité pharaonique. Mais ce pouvait être hier, sous certaines latitudes, une égalité étouffante.
Dans un article antérieur, consécutif au premier tour de la présidentielle française, j’avais écrit : « Le [nanti], le plus archaïque des staliniens parvînt-il à l’emporter, ne peut perdre que l’accessoire, car il est assuré en toutes circonstances de conserver l’essentiel, tel que défini par les articles 22 à 26, et particulièrement le vingt-cinquième. La dignité élémentaire du [nécessiteux], en revanche, est inclue dans le jeu des clientèles ». Que l’on soit égalitariste pur et dur ou que l’on se cantonne à l’égalité des chances, voilà en quoi le système politique est structurellement vicié. C’est à cet état de fait qu’en priorité toute vertu en politique, qu’elle soit morale ou principe, devrait être appelée à remédier, car satisfaire inconditionnellement aux intérêts particuliers et pourtant fondamentaux des nécessiteux équivaut à garantir de manière pérenne (sous quelque mode que ce soit) la dignité élémentaire de tous !
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Corrections, ajouts et compléments d’information du 3 juillet 2018 : la première mouture de cet article contenait une citation d’un certain Monsieur Clemens, qui figure dans l’autobiographie de Mark Twain, mais était attribuée erronément au père spirituel de Huckleberry Finn. Cette citation a été remplacée par une référence au Tartuffe de Molière. La maxime de La Rochefoucauld a été ajoutée par ailleurs.
La traduction française des vers de Tyrtée, issue du livre Sparte, histoire, mythes, géographie, coécrit par Françoise Ruzé et Jacqueline Christien (Maurice Sartre dir., Armand Colin, Malakoff, 2017), a remplacé celle proposée initialement, qui était issue, quant à elle, de la page Wikipedia consacrée audit personnage historique, était légèrement distincte et insuffisamment sourcée.
Dans la mesure où plusieurs sources (l’ouvrage cité, ladite page Wikipedia (qui ne renvoie à cet égard à aucun auteur), mais aussi la transcription de cette conférence de l’historien de la philosophie de l’Antiquité Marc-Antoine Gavray (§ 6) consacrée à « la définition platonicienne de la vertu ») se rejoignent pour attribuer à Tyrtée la paternité de la notion d’ ἀρετή comme constitutive du bien commun, et qu’il est donc logique de considérer que cette information est de notoriété publique, il ne m’a pas semblé utile de mentionner l’une ou l’autre de ces sources. Elles le sont toutefois à présent.
Enfin, des précisions ont été apportées quant à la signification de cette notion, initialement présentée, sans plus de détails, comme équivalente à la virtus latine.