Deux images. Ou plutôt une image et un flux. L’image est une photographie…
Certains disent que, d’où que vous l’observiez, la Joconde vous suit du regard. Ce n’est pas ma perception du regard de Russell : de prime abord, il semble fixer le vôtre mais si, au bout d’une minute ou deux, décontracté, vous concentrez celui-ci sur le bas de son visage, vous pourriez – ou suis-je le seul ? – avoir l’impression que le sien est dirigé ailleurs, et même qu’il est sagement introspectif, en rien embué mais là et ailleurs à la fois. Bref, qu’il se démultiplie.
Cette photo, je l’ai dénichée sur un site de vulgarisation encyclopédique qui ne mentionnait même pas son nom, plus précisément sur une page consacrée à l’anarchisme. Il m’a fallu quelque temps pour m’en rendre compte, mais, derrière son classicisme ordinaire, elle est pure merveille : sans le chercher, le photographe est parvenu à immortaliser un état d’esprit fluctuant (ou qu’un observateur atypique s’imagine fluctuer) entre deux sortes de réels, extérieur et intérieur.
J’ai pensé à cet article de Libération consacré à Balthus, que j’ai lu récemment, plus précisément à ce passage : « comme si les trois figures […] étaient une déclinaison gravitationnelle d’un même mouvement ». Pas de mouvement visible ou mis en image en l’occurrence – et pour cause –, mais la concentration en une seule figure, qui n’a aucun attribut de la nature morte, de deux ou trois projections superposées qui invitent à redéfinir la notion de cliché et transcendent l’impression de portrait statique, des projections qui, en quelque sorte, font mouvement entre elles (à travers le regard d’un tel observateur).
Je me suis demandé pourquoi, of all people, lui (ou plutôt – « ceci [n’étant] pas… » – sa figuration) en est venu à illustrer, en haut de l’affiche, un mouvement dont je ne le savais aucunement familier. Puis j’ai découvert que, dans Roads To Freedom (publié initialement en 1918), il en avait écrit quelques mots, prenant soin de dissocier l’action violente (dont on perçoit distinctement qu’elle n’avait pas sa faveur) du mouvement dans son ensemble, de ses théoriciens en particulier.
Vient alors ce flux…
Je me souviens d’un commissaire européen qui, il y a une quinzaine d’années, eut la larme à l’œil devant un spectacle de derviches tourneurs. Emotion passagère que ne put réprimer ce monstre de raison à la vue de l’ordre dans la grâce qui s’exposait ainsi devant lui, une grâce qui, quant à elle, faisait mouvement à la manière des astres, loin des affres de la bureaucratie, laquelle, sans nécessiter d’interaction, ne tourne que sur elle-même ? …
Sous une forme allégorique, à ma connaissance à nulle autre pareille, Costa-Gavras est parvenu, en ce qui le concerne, à immortaliser la danse macabre qu’exécutèrent en un temps t, dans quelqu’Hadès d’opérette, une phratrie d’androïdes autour d’un chef d’Etat nouvellement élu qui ne s’était pas encore renié, mais dont le reniement, précisément, pourrait s’expliquer par cette danse.
Mais ce qui fait la force de ladite scène, c’est son caractère universel, toutes conditions et toutes idéologies confondues (excepté une, peut-être).
Lorsque, selon une mécanique cosmique très terrestre dont la coordination est difficilement explicable, plusieurs protagonistes épars, à des moments donnés de sa vie, encerclent figurativement l’individu comme le ferait une meute, lui jouent des tours selon un script qui semble prédéterminé, chaque pièce de l’échiquier assumant machinalement son rôle sans trace d’humanité aucune et ces rôles s’additionnant méthodiquement en cette danse, qui plonge l’intéressé(e) dans la torpeur d’un monde parallèle qui, sans même parler des sentiments, échappe à toute notion de droit, de justice et de liberté, et où, face au poids de l’absurde conjugué à celui du nombre, un nombre comme possédé qui ne semble faire bloc qu’à cette occasion, toute dissension est illusoire, un monde qui vise à refondre les consciences en les assignant à des trajectoires elliptiques conformes au grand ordonnancement des choses, comment, à défaut d’éteindre la lumière, qui curieusement ne semble pas vitale dans cet espace, cet individu ne pourrait-il envisager que ce monde totalitaire conditionne fondamentalement le monde des apparences, celui du spectacle démocratique, de la fantasmagorie toute d’artifices des droits et des libertés, dans lequel nous sommes – le mot est révélateur – submergés ?
Et comment, par conséquent, se demandant à qui elle profite, ce personnage de film qui a néanmoins conscience de lui-même, pris dans cette danse macabre qui, quant à elle, pourrait bien être statique derrière son apparence de mouvement, pourrait-il à sa raison souscrire ? …
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