– N’y a-t-il pas ici un malentendu fondamental quant à la notion de spectacle, dont Debord s’est bien gardé de livrer une définition précise (de même qu’il a, en effet, fait l’impasse sur la chronologie de l’émergence d’une telle société, même si de ses écrits on pourrait déduire qu’il la situait plus ou moins au moment où la production industrielle de masse de produits uniformes et standardisés a supplanté l’artisanat, et requis à cette occasion un appareil de propagande adapté) ?
Le spectacle, sous sa plume, renvoie-t-il à des formes traditionnelles ou plus modernes de divertissement (comme ici benoitement – et exclusivement – suggéré), à la spectacularisation du politique, de l’information et de l’activité économique, ou à une combinaison de tous ces éléments ? N’est-ce pas lui faire un faux procès que de partir du principe qu’à son estime, il ne relevait que des premières ?
De toute évidence, il emprunte à Marx un certain nombre de notions (valeur d’usage, valeur d’échange, division du travail, etc.). Dans ses Manuscrits de 1844, ce dernier écrivait ceci :
Dans « la perte pour l’ouvrier de sa réalité », ne peut-on lire en filigrane son devenir-fictionnel dans une réalité factice qui réduit sa vie à un spectacle piteux, dans lequel il est sommé de jouer un rôle qui garantit son aliénation, qu’un appareil médiatique spectaculaire lui présente comme vertueuse ?
Quelle critique sérieuse de la critique debordienne ferait-elle l’économie de cette dimension essentielle ?
Sur la place Saint-Antoine, à Etterbeek (en région bruxelloise), se faisaient face jusqu’il y a peu, comme pour mieux se narguer, l’église néogothique homonyme et cette stèle commémorative d’une troupe de théâtre fondée en 1894, qui figure les deux masques archétypaux qui symbolisent le spectacle. https://fr.wikipedia.org/wiki/Place_Saint-Antoine
– Debord maudit-il le spectacle, comme a pu le faire Bossuet ou, dans un registre sensiblement différent, Rousseau, ou fait-il la critique du Tout-Spectacle, dont la vie quotidienne de tout-un-chacun serait devenue à la fois élément constitutif et condition de perpétuation ? Dans ce dernier cas, taxer sa critique de conservatisme n’est-il pas légèrement abusif ?
Où est la cohérence entre le fait de lui reprocher un conservatisme religieux et le fait de pointer du doigt chez lui un goût pour la spontanéité qui s’inscrivait dans la glorification soixante-huitarde de l’enfance, laquelle, précisément, s’élevait contre ce conservatisme, dans lequel aucune spontanéité n’avait sa place ?
A la différence près que cette mouvance-là, quasi simultanée, s’inscrivait en faux contre le postulat debordien que l’homme ne pouvait être vrai que dans l’action, « Turn On, Tune In, Drop Out » œuvrait pareillement à un retour à l’essentiel, à la découverte de la possibilité d’une spontanéité irénique des rapports humains, d’une « expérience immédiate » à la fois hermétique au spectacle tel que l’esquisse Debord, et génératrice de créativité. Pères-la-morale, elles aussi, que ses figures emblématiques, ou porte-voix parfois gauches d’une option radicalement inédite qui portait en elle l’antithèse de toutes les possibles déclinaisons du conservatisme, y compris celle, « néo-féodale », ici évoquée ?
– Dès lors que le spectacle auquel renvoie Debord fragmente artificiellement l’expérience humaine et le temps humain et aboutit, ce faisant, à empêcher d’appréhender la vie humaine dans sa continuité (une logique à laquelle, au demeurant, pas même la structure de son livre n’échappe, comme s’il s’était agi de faire une démonstration par l’absurde de la validité de sa thèse en ce qu’elle décrit un spectacle auquel rien ni personne ne peut se soustraire), en quoi la multiplication de contacts, que rendait possible il y a trente ans déjà l’apparition de nouveaux types de médias, et qui est ici mise en avant pour réfuter son propos, est-elle pertinente si elle s’inscrit dans le factice ci-dessus évoqué ? Elle ne peut faire sens que sous l’angle d’une réfutation de la passivité, que Debord considère comme la résultante de la spectacularisation des rapports sociaux, encore qu’il faudrait alors nécessairement interpréter celle-ci comme l’attitude présumée du spectateur-consommateur de divertissement (affalé dans son divan tandis qu’il regarde la télé, par exemple), et faire l’économie de toute interprétation plus large, telle que celle qui en ferait de facto la condition de l’ouvrier qui a perdu sa réalité.
Quoi qu’il en soit, cette critique ne peut être reçue que si l’on reproche à Debord non pas qu’il ait inadéquatement décrit ou théorisé la réalité de son temps, mais qu’il se soit insuffisamment fait prophète. Même ceci, toutefois, reste à démontrer, car si une possible critique, quelque trente ans a posteriori, de la critique adressée à Debord est à cette dernière ce que celle-ci était, après un délai équivalent, à la critique debordienne, on pourrait aisément reprocher au critique de Debord de n’avoir pas vu venir la vague de ce qu’il est désormais convenu d’appeler « réalité virtuelle augmentée », en passe de submerger de manière spectaculaire une réalité réelle aux abois, et qu’illustrent sous ses aspects les plus apocalyptiques des divertissements tels que Black Mirror, dont l’un des épisodes était consacré au « crédit social », déjà expérimenté in concreto sous d’autres latitudes, avec les effets comportementaux que l’on devine.
En outre, contrairement à ce que ledit auteur de cette critique suggère, il ne faut pas être féru de théories du complot pour se rendre compte que cette submersion immersive est le fait tantôt de gouvernements, tantôt d’industries et de capitaines d’industrie clairement identifiés : le développement accru du spectacle et la confusion, véritablement préfusionnelle cette fois, entre spectacle et réalité, ne résultent pas du hasard ou d’une évolution fortuite ; elles sont le fruit d’une volonté (initialement) marginale. Et arguer, comme c’est le cas ici, que le spectateur, en achetant sa place à un spectacle, effectue une démarche purement volontaire revient à soutenir, de manière plus générale, que chacun choisit délibérément et sans conditionnement aucun de souscrire à une économie de marché qui s’effondrerait instantanément si tel n’était pas le cas.
Peut-être le propos de Debord était-il trop imprécis que pour prétendre énoncer de manière grandiloquente quelque vérité absolue. Mais qui ambitionnait de déconstruire son propos eût dû veiller à viser juste…
« Je viens d’un monde où le texte pouvait encore avoir un impact sur le cours des choses. […] C’est aujourd’hui l’image [qui prédomine]. »
Régis Debray
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