Je n’ai rien d’un Savonarole : il y a une dizaine d’années, j’ai moi-même posé à poil. A des fins artistiques. Mon corps athlétique s’y prêtait. Et, oui, ça m’avait fait bander. Précummer même : la bave dégoulinait suavement de ma queue et formait avec les gouttelettes de sueur que ma peau ne pouvait plus contenir sur l’écran photographique blanc dont l’extrémité avait été déroulée par terre une petite mare composite de fluides corporels excédentaires où ne manquaient plus que salive et pisse, dont j’imaginais une troupe de lutins en rut avide de se pourlécher les babines, succulent bol de protéines qui fait les petits-déjeuners réussis. J’avais refusé le moindre cachet. Mes allocations de subsistance me permettaient ce luxe. J’emmerde donc les frigides, dont les tentacules fossilisés n’aspirent qu’à tarir la source du jaillissement existentiel. Ma famille de primates écervelés, dont le petit-bourgeoisisme coincé du cul n’a jamais été pour moi synonyme que de tourments psychologiques et de frustration intellectuelle, occupe parmi eux une place de choix.
Ainsi, lorsque j’entends un Chris Hedges, valeureux et juste dans maints de ses combats, vilipender l’hédonisme et essentialiser le porno, qui va de pair avec la prostitution et se confondrait nécessairement avec l’ambition de dégrader les corps et d’humilier les hommes, les femmes en ce qui le concerne, je ne peux m’empêcher de trouver suspect ce qui motive son jugement de valeur. A le lire décrire par le menu la béance temporaire du trou du cul d’une donzelle après son ramonage insistant par l’un ou l’autre missile surdimensionné, je me dis qu’il y a peut-être, pas forcément mais peut-être, quelque désir inassouvi tapi derrière son dégoût. Je plaisante. Mais tout de même : « les attitudes promues par le porno, en ce compris le strip-tease, la promiscuité, le SM et l’exhibitionnisme, sont devenus chics », dénonce en bloc l’éditorialiste colauréat du Pulitzer. Ben oui, pépère, on ne fait plus l’amour dans le noir de nos jours, de moins en moins en tout cas : comme disait l’autre, « ce n’est pas sale »…
Hedges se revendique progressiste. Mais plusieurs plumes de réacs ne sont pas en reste. Ainsi de Brighelli et de sa Société pornographique, à propos desquels j’avais posté il y a plusieurs mois le commentaire suivant :
En ce qui me concerne, pour avoir animé, il y a quelques années, un atelier consacré à la prostitution, je n’ignore pas que faire totalement l’impasse sur la situation sociale comme contrainte susceptible de mener à la prostitution me semble un peu court : lors de cet atelier, la fondatrice (elle-même ancienne prostituée) de l’ASBL Icar, active en région liégeoise, avait d’ailleurs affirmé que près de 40 % des prostituées de rue actives dans sa région étaient SDF, et que la consommation addictive de drogues dures y était monnaie courante. Que peut bien valoir, dans ces conditions, la notion de consentement ?
De manière plus générale, si j’estime que la distinction entre sexualité et procréation, amorcée par ce qu’il est convenu d’appeler la libération sexuelle, est salutaire, je n’en dirais pas tant de la distinction qui lui est concomitante, celle entre sexe et être (entre sexe et esprit, si l’on préfère), dans la mesure où cette dernière me semble trop souvent revêtir, au point de devenir norme incontournable, les attributs d’une nécessité diffusément dictée, qui contrecarre l’émergence de la libération véritable, celle des individus, au bénéfice d’une inconsistance pulsionnelle toute de postures dont l’imposture est l’ingrédient clé, donc au détriment de relations épanouissantes parce que nouées.
De telles considérations semblent très éloignées de celles d’un Brighelli dans sa récente caricature du porno. Son argumentation réactionnaire, en grande partie fondée sur le sophisme, n’est pas fondamentalement différente de celle mise en avant par les opposants à la légalisation du cannabis : ainsi, sous prétexte que le porno normalisé est par trop accessible aux enfants, qu’il pervertirait dès le plus jeune âge, qu’il permet à des mafias avérées ou déguisées de réaliser de plus que plantureux bénéfices blanchis, et qu’il ne serait qu’un vecteur de violence, il faudrait l’interdire dans son ensemble. Lisez : parce qu’une activité humaine produit notamment de la merde, elle est intrinsèquement à vomir, et parce qu’elle menace les vierges yeux des p’tits nenfants, elle est à bannir : mieux protéger ceux-ci au moyen de balises électroniques plus efficaces ne suffirait pas…
Ce sociologue du dimanche, qui affirme avoir « beaucoup travaillé » sur le sujet (L’on n’ose imaginer la forme que ce « travail » a prise…) prétend que le porno qui fait la part belle aux sentiments (ou à leurs illusions) et à la féminité n’alimente que des sites spécialisés et marginaux, alors que des scènes issues des maisons de production Dane Jones, Epic Sex, X Art, Wow Girls, SG4GE, TMW ou encore Passion HD (La liste est encore longue…) sont postées quasi quotidiennement sur des plateformes tout aussi imposantes en termes de contenu que celles que le Pornhub qu’il a constamment à la bouche… et sur celle-là aussi ! Ces scènes répondent également à un créneau, donc à un format (très différent, tout de même, de celui auquel il se réfère), mais qu’il nous explique donc, après avoir craché la purée, en quoi elles constituent un mauvais exemple pour « la jeunesse », et un repoussoir pour le désir…
Plus rares et pour l’essentiel confinées à des sites ultra-spécialisés sont, en revanche, les scènes glauques qui semblent glorifier une extrême violence à l’égard des femmes (ou tout court). Ce sont ces sites et ces scènes-là, pourtant, qui semblent avoir tout particulièrement retenu l’attention de Brighelli, allez savoir pourquoi… Soit dit en passant, elles ne sont pas l’apanage de bourreaux russes ou hongrois (nouvel amalgame facile de sa part !) : outre, en effet, que nombre d’actrices porno russes et nombre de leurs partenaires masculins sont beaucoup plus raffiné(e)s que leurs homologues US, en ce qu’elles beuglent et ils hennissent bien moins de manière factice, n’est-ce pas l’acteur Steven French (lequel ne doit pas son nom de scène au hasard) qui s’est rendu tristement célèbre par son « donkey punch », l’acteur-réalisateur Max Hardcore qui a été condamné par la justice états-unienne pour la débauche jugée excessive qu’il manifestait dans ses vidéos, lesquelles confinaient très souvent à l’humiliation de la gent féminine, sans que l’on soit toujours en mesure de déterminer clairement si celle-ci était nécessairement non consentante ?
Contrairement à ce qu’affirme Brighelli, le porno ne « tue » pas « toute possibilité d’érotisme ». Il suffit de tourner le dos au morbide, qui fait, en effet, débander illico tout homme normalement constitué. Il est tout aussi faux de décréter ex nihilo qu’il ne peut être que relation de soi-même à l’écran : la majeure partie des sites cités ci-dessus s’adressent en priorité aux couples… Si Brighelli l’ignore, c’est sans doute parce qu’il a « enquêté » seul…
Bien sûr, une certaine variété de porno influence la société (à moins que ce ne soit l’inverse). Mais c’est peut-être davantage le fait de mettre la sexualité en abîme lui-même que la pseudo-uniformité de ses produits qui y contribue, car voir et se savoir (ou s’imaginer) vu est un fantasme qui n’a pas attendu le porno pour éclore, Diogène [de Sinope] et sa tribu l’ont attesté, certes de manière beaucoup plus subversive. Et qui en a soupé des stéréotypes machistes peut très aisément trouver de l’alternatif, fût-il Bisounours, au sein même de tout le gloubiboulga posté sur les sites de partage tous publics : les productions de Strapon XXX n’en sont qu’un exemple parmi d’autres.
Pour qui conspue la corporation du porno qui n’est que commerce et profit, à l’exclusion de toute autre considération (et j’en suis !), la véritable question n’est pas de savoir pourquoi le porno contemporain, dit « gonzo », ne s’accompagne plus des dialogues à la mords-moi-le-nœud ni des scénarios à la lèche-moi-la-grappe qui rythmaient si savoureusement (n’est-ce pas ?) et dans la longueur les classiques de Marc Dorcel, bien que la segmentation d’un film (et donc du temps) en clips indépendants s’inscrive elle aussi dans une logique clairement définie. Peut-être faudrait-il plutôt se poser la question suivante : pourquoi empêche-t-on, de nos jours, le pornographe de Bonello de réaliser son rêve (si tant est qu’il puisse se réaliser), à savoir filmer l’intimité, la vraie, celle qui n’est pas feinte, à destination du grand public ? Pourquoi même un Lars von Trier, lorsqu’il s’est essayé, en tant que producteur, à décliner le genre (dans sa version gay), bien avant son diptyque entre chienne et louve, s’est-il limité à l’effleurer de manière convenue ? Tenter d’y répondre, c’est interroger, en effet, la superstructure capitaliste corporatiste productiviste, mais pas tant comme instrument d’exploitation (Cette critique-là n’est pas neuve…) qu’en ce qu’elle s’efforce, par l’entremise d’un nouveau système normatif synonyme de nouvelle servitude, dont le porno-Brighelli n’est que l’un des nombreux leviers, d’annihiler à la fois le modeste, le vrai et le divers qui excède la diversité formatée, ce en quoi, en deux de ces caractéristiques au moins, elle n’est pas fondamentalement dissemblable, à y réfléchir, au modèle puritain.
Il ne me viendrait pas à l’idée de nier la consubstantialité concrète entre fric et porno, entre exhibition des corps et société mercantile. Mais je réfute la nécessité de cette consubstantialité. C’est pourquoi, même s’il ne s’agissait me concernant que de ce que l’on qualifierait d’érotisme, j’avais refusé tout cachet pour prendre la pause. Le porno ne peut être art subversif que s’il élude toute contrainte, donc toute hiérarchie et tout format déterminé, la sexualité libre que si elle échappe à tout dogme, en ce compris la subordination financière. Quelle que soit la sensualité qui puisse s’en dégager, tels que nous les connaissons, le porno n’a donc rien d’insurrectionnel – il est pur conformisme –, la sexualité fort souvent rien de solaire – il se trouve toujours une norme idiote pour l’entraver.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le sadisme dans sa version contemporaine s’affiche de plus en plus ouvertement : à une époque où le pouvoir politique lui-même traite de nouveau avec superbe les humains comme des chiens que l’on maltraite, comment pourrait-il rester confiné à l’underground ? Les deux phénomènes sont parfaitement en phase l’un avec l’autre, et la glorification pseudo-libertaire ou le rejet viscéral de l’un correspond à l’apologie ou à la condamnation de l’autre. Qu’advienne un nouveau cataclysme mondial, et il en ira de même, de nouveau, du sadisme traditionnel.
Dans une société délivrée de l’instinct primaire de domination, aucune contrainte ne serait requise : toute contrainte est conséquence d’immaturité. Paradoxalement, si, tel un Max Ryder, je m’étais insurgé contre la lacération spectaculaire du corps d’un acteur X au moyen d’un fouet, et si, disposant d’éléments qui m’auraient indiqué que ledit acteur, qui n’avait rien d’un jeune débutant, jouissait d’un certain confort financier, je m’étais érigé en inquisiteur, imposant par une fatwa l’arrêt immédiat de ce genre de pratiques, une telle contrainte n’aurait pas échappé pas à la règle : si à ceux-là le mal fait du bien, grand mal leur fasse ! Le fait que je m’en abstienne distingue mon sincère dégoût, tant physique qu’intellectuel, vis-à-vis de toute forme de sadisme de la hantise hedgesienne du « rosebudding »…
Quant à l’Etat du Nevada, où s’est tenu ce spectacle ouvert à tous, il est pour le moins ambigu à ce sujet : qu’un jeune et joli couple en chaleur fasse l’amour en public à l’ombre d’une fontaine de Las Vegas un jour de canicule, et il se verra embarqué au poste pour « indecent exposure ». Qu’un type en fouette un autre jusqu’à faire gicler son sang aux alentours, et personne, apparemment, n’y trouvera quoi que ce soit d’indécent. Le sadisme, je vous le disais, est mainstream, l’amour libre subversif…
C’est sans doute la raison pour laquelle une vermine comme ce Benjamin Jean-Luc Willis, alias Sebastian Kane, adepte de la mortification de corps à peine sortis de la puberté, est parvenue à se rendre incontournable au sein de la prétendue communauté LGBT de Londres, au point de s’en faire aduler. Groomer des gosses pour les humilier et leur faire mal devant une caméra, quoi de plus enivrant pour tous les dégénérés que compte ladite communauté ?
Imposer des interdictions antédiluviennes en matière de drogues douces, ou des limites légales à l’addiction aux jeux de hasard ? Bien sûr ! Interdire l’exploitation éhontée (voire criminelle) de gamins de dix-huit ans (quinze peut-être, behind the scenes), transformés en putes bien dociles pour gangbangs de quinquas ? Pourquoi donc ? Les gamins sont consentants, non ? La preuve : ils se font payer ! Qu’ils puissent être SDF et avoir besoin de bouffer, qu’ils aient pu, en rupture de ban familial, se laisser embobiner par des manipulateurs professionnels, détails que tout cela à l’estime des vertueux esprits libertaires allergiques aux fatwas ! Et je n’évoque même pas les effets de cette contrebande à ciel ouvert sur les esprits dérangés qui la consomment… avant de passer à l’acte ?
Dans certains cas, le ton liturgique et péremptoire de Hedges est de mise : on aurait tort de dissocier ce genre d’évolutions du mépris et de la déshumanisation croissante dont font l’objet dans nos pays les réfugiés de guerre, pour ne citer qu’eux…
Car voilà où mène une société guidée par la nécessité de s’endurcir SOUS L’EMPIRE DU FRIC !, une société qui œuvre en toute chose, réformes aidant, à la suppression sous la contrainte de cet abject sourire, de ces intolérables étincelles dans le regard, de cette ignoble luminosité…
« Le sexe est dégradant », dit l’Eglise, « les corps pourriture en sursis ». « Le sexe est dégradant et les corps pourriture en sursis », acquiescent les minables petits démons sadiques de bazar. L’imagination au pouvoir !
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