MARCUSE !

« A force de tout voir, l’on finit par tout supporter… A force de tout supporter, l’on finit par tout tolérer… A force de tout tolérer, l’on finit par tout accepter… A force de tout accepter, l’on finit par tout approuver ! » fait-on dire à Saint-Augustin…

La technique comme moyen d’éradiquer la pauvreté et la misère de la face du globe, puis de fonder une société expurgée du travail aliénant, quelle utopie, n’est-ce pas ?…

Voici quelques extraits significatifs d’un entretien accordé, en novembre 1976, par le philosophe allemand Herbert Marcuse à la revue « Mitwelt »…

« L’un des changements qui se sont produits pendant l’apogée du capitalisme est le fait que la classe ouvrière au sens classique, telle que la considérait Marx, le prolétariat, n’existe plus en tant que prolétariat dans les pays industrialisés à haut niveau de développement. Le capitalisme a créé des conditions d’existence qui, malgré l’exploitation et la déshumanisation, ont permis à la majorité de la population d’atteindre un niveau de vie tel que Marx ne pouvait l’envisager au XIXe siècle, c’est-à-dire que la satisfaction des besoins matériels reste comme auparavant l’objectif premier, mais pas exclusivement. [Dans les pays industrialisés], la possibilité réelle d’une vie qui ne serait plus fondée sur le travail aliénant et déshumanisant [existe], celle d’une vie vécue pour elle-même et qui permet la jouissance [la joie de vivre]. Voilà une possibilité réelle atteinte grâce au progrès technique pendant la phase de maturité du capitalisme, pas seulement grâce au progrès technique. C’est ce à quoi les nouveaux esprits de gauche pensent fondamentalement lorsqu’ils parlent de nouvelle qualité de vie. La révolution n’apportera donc plus seulement de nouvelles formes de production, de nouveaux rapports de production, un nouvel accroissement de la productivité, mais aussi, et de façon déterminante, un changement radical dans la direction qui est donnée au processus de production, à savoir la satisfaction et le développement de ces besoins transmatériels : la vie come jouissance, une nouvelle sensualité, l’élaboration d’une nouvelle morale au-delà de la morale bourgeoise, etc. […] Pour éviter les malentendus que l’expression « vivre sans travail » implique immanquablement : cette nouvelle vie, cette nouvelle qualité de vie n’est possible qu’après la suppression globale de la pauvreté et de la misère. Cela signifie que la véritable société socialiste ne sera certainement pas dans sa phase initiale une société sans travail. Mais le travail aurait précisément comme objectif clairement défini d’éradiquer la pauvreté et la misère partout dans le monde. »

« […] Lorsque mes positions sont devenues plus radicales, c’était en raison du danger d’une nouvelle forme d’extrême-droite, voire même peut-être de fascisme, que j’estime encore plus sérieux que  je ne le pensais dans les années soixante. […] En ce sens, ‘radical’ signifie la transposition de cette possibilité dans ce que l’on pense et ce que l’on écrit. »

« Les positions de Marx sont des positions historiques, et il va de soi que l’évolution de la société capitaliste qu’il a décrite, la théorie, ne peut pas s’adapter une fois pour toutes à des situations changeantes, mais l’on attend d’elle qu’elle tente de les comprendre et de procéder à des déductions à partir des données existantes. L’attitude des partis communistes d’Europe de l’Ouest reflète, selon moi, le fait que la classe ouvrière dans ces pays n’est pas à l’heure actuelle une classe révolutionnaire. Je crois qu’aucun de ces partis n’a dit que la lutte des classes a complètement cessé ou cessera un jour, mais bien que cette dernière prend, en ce moment, d’autres formes, des formes – je l’avoue – très proches de la social-démocratie […]. »

« Il faudrait distinguer l’ordre en tant que gestion des choses de l’ordre en tant que domination des êtres humains, cette vieille distinction bien connue du socialisme. Il est absolument faux de dire que tout ordre est nécessairement une domination, une oppression, pas même dans la société de classes. Je donne toujours l’exemple, contre les anti-autoritaires, d’une autorité rationnelle sans laquelle le fonctionnement d’une société, de toute société, n’est pas envisageable, par exemple l’autorité du pilote d’avion en plein vol, celle de l’agent de circulation. Tous ces exemples sont ridicules, mais ils indiquent qu’il existe une autorité et un ordre nécessaires, qui ne supposent pas la domination et l’oppression des êtres humains. »

« Le développement technologique, aujourd’hui, peut conduire à une situation en comparaison de laquelle [le roman d’Orwell] « 1984 » serait une partie de plaisir. Mais l’inverse est vrai aussi. Presque toutes les avancées scientifiques et technologiques qui servent aujourd’hui des objectifs destructeurs peuvent aussi, pour autant que je puisse en juger et me risquer à le dire, être utilisées à des fins émancipatrices. Je peux par exemple très bien imaginer que dans une société socialiste, l’informatique soit utilisée pour savoir dans quelles régions du pays quels besoins n’ont pas encore été satisfaits et définir des priorités en conséquence.

« Je dirais que, dans la technologie et peut-être aussi dans la science, il existe une sphère qui est neutre et une autre qui ne l’est pas et ne peut pas l’être. Le plus simple serait de considérer que la technologie, dans ses applications actuelles, n’est pas neutre. De nos jours, elle est, à de rares exceptions près, au service de la destruction légale : destruction de l’environnement, armement, invention de nouvelles armes, etc. Cela ne fait pas partie de l’essence de la technique, ni de celle de la science. C’est pourquoi je dirais que la science et la technique possèdent un noyau neutre, mais celui-ci reste sans effet lorsque la technique et la technologie sont soumises au système dominant. »

« Je dirais que [la philosophie] est plus idéologique que la science dans la mesure où elle ne peut être évaluée directement en fonction de sa validité réelle. Je pense que les concepts philosophiques dépassent, de par leur nature même, la société existante. En ce sens, [ils] sont essentiellement idéaux et idéologiques. Mais ce n’est pas nécessairement un aspect négatif de la philosophie ; cela peut [en] être un aspect positif. La philosophie peut anticiper – et elle l’a fait – des possibilités de l’homme et de la nature, des possibilités libératrices, qui n’ont été réalisées  que bien plus tard. Donc je retiendrais le caractère idéologique de la philosophie, mais je récuserais l’idée selon laquelle le concept d’idéologie serait répressif de manière inhérente. […] Toute philosophie n’est pas nécessairement une justification de l’ordre établi. […] »

« Le marxisme néglige complètement le sujet, le sujet individuel concret. [Son] point de départ repose sur une généralité, la classe, qu’il s’agisse des dominants ou du prolétariat. Et […] en fin de compte, la subjectivité continue d’être négligée dans le développement de [sa] théorie. Cette négligence est aussi très perceptible dans le schéma qui oppose infrastructure et superstructure, où quelques-uns des éléments réellement fondamentaux de l’existence humaine, du sujet, de son intériorité et tutti quanti sont simplement repoussés dans le domaine de l’idéologie : c’est de la psychologie, ça ne nous intéresse pas, pour l’instant la psychologie n’est pas si importante, etc. [Or], c’est un des acquis des années soixante que l’on continue de développer aujourd’hui. Il serait absurde, à mon sens, de prétendre que le mouvement des années soixante est mort. C’est de la propagande de l’ordre établi, mais cela ne correspond tout simplement pas aux faits. Au contraire, le sujet est aussi le sujet des bouleversements politiques. A quoi doit ressembler l’homme qui veut construire une nouvelle société, une société qui n’est pas simplement une rationalisation de l’ordre établi, mais qui représente vraiment cette nouvelle qualité de vie dont nous avons parlé au début ?

« Personne, en tout cas à ma connaissance, ne caractériserait cette nouvelle société comme une rupture avec la technologie, un retour au Moyen Age ou quoi que ce soit de ce genre. La plus libre des sociétés a besoin de technologie, de science, peut-être même plus qu’une société non libre. Mais elle doit en faire un usage particulier, par exemple […] une technologie utilisée non pas pour produire des armes plus efficaces, mais pour éradiquer la pollution de l’environnement. Pour cela, la technologie est nécessaire, mais elle se place sous de tout autres auspices. »

« Le rôle du philosophe est de définir les possibilités et de contribuer à leur réalisation. […] Le concept même d’utopie est aujourd’hui utilisé par la propagande qui émane de l’ordre établi. Il n’y a, à l’heure actuelle, probablement rien qui ne puisse être réalisé, à supposer que les hommes organisent leur société raisonnablement. Je bannirais donc le concept d’utopie de mon vocabulaire parce qu’il est aujourd’hui vraiment idéologique dans un sens répressif. Je crois que personne n’est encore parvenu à démontrer qu’une société dans laquelle le travail aliéné n’est plus le sens de la vie et où la pauvreté et la misère ont été éradiquées à l’échelle mondiale est une société utopique. Nous ne pouvons tout simplement plus le dire à l’heure actuelle. Bien entendu, tout représentant de l’ordre établi a tout à fait intérêt à la présenter comme une utopie, et ainsi cette idée se perpétue dans les consciences. […] Ce que la théorie critique [de l’Ecole de Francfort], ce que le marxisme peut – et il ne désire pas davantage – c’est de montrer que des possibilités réelles existent, que des tendances garantes de ces possibilités sont présentes dans la société actuelle. […] »

« Si Karl Popper [selon qui ceux qui n’en finissent pas de nous promettre le paradis sur Terre ne font, pour ainsi dire, que préparer l’enfer] présente ce qui se passe par exemple en URSS et avec les satellites soviétiques comme étant ce que la Nouvelle Gauche a, en fait, voulu et promis, alors on ne peut plus rien faire. Il s’agit là d’un abîme, d’une incompréhension qu’il est impossible de combler. Je dirais que la responsabilité du philosophe aujourd’hui, du philosophe marxiste, ne consiste pas à prêcher, ce que je n’ai jamais fait, ni à plaider. Au contraire, il s’agit de ne pas minimiser le pouvoir de l’ordre établi ainsi que le pouvoir de la violence aujourd’hui, et de dire à ceux qui veulent vraiment œuvrer au changement que le risque qu’ils portent est immense. Ils doivent le savoir. C’est sans doute irrémédiable, mais il existe des chemins qui permettront peut-être – pour le dire modestement – de contenir un nouveau fascisme, et peut-être même de l’éviter. »

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